Dans la préparation du voyage, je m’étais intéressé très tôt à l’approche du port de Saint Valery sur Somme. Le port est au fond de la baie et, pour y accéder, vous n’avez pas le choix de l’heure, vous n’avez pas le choix de la route, enfin pas jusqu’à la bouée AT-SO.
AT-SO, c’est quoi ? C’est une marque d’eau saine (safe water en anglais) qui signifie qu’en venant du large, jusque là, vous êtes en sécurité. Après, c’est plus aléatoire. Un petit coup de fil donné la veille à la capitainerie du port de Saint Valery pour avertir de notre arrivée, nous a permis de collecter toutes les informations nécessaires pour l’approche :
- La fourchette de temps où il est possible d’accéder au port. A adapter selon son tirant d’eau (la hauteur de la partie du bateau qui se situe sous l’eau).
- Où trouver l’entrée du chenal d’accès.
- Les dangers éventuels : intersection à ne pas rater, bancs de sable à éviter dans le chenal.
- Les informations utiles comme celle-ci : la bouée AT-SO a été enlevée pour maintenance, mais nous avons sa position GPS donnée par la carte marine.
En arrivant le lendemain devant la Baie de Somme, une petite reconnaissance jusqu’à proximité de la position de la bouée AT-SO ne nous a pas permis de voir les bouées du chenal d’entrée, même avec les jumelles. Il faut dire qu’après une nuit blanche en mer, il y a parfois du brouillard devant les yeux, même si la météo n’en prévoyait pas.
En se basant sur le tracé du chenal sur la cartographie, je suis allé chercher le chenal dans le Sud-Est de AT-SO. Ce n’était pas vraiment le bon endroit. Les yeux de lynx de Colette ne voyaient nulle part des bouées de chenal, les miens non plus, mais ce n’est pas une référence. Nous avons vite compris qu’il y avait un léger problème, ce que nous confirmait le sondeur de profondeur. Demi-tour, ce n’est pas encore le moment de visiter la plage. Nous repartons en direction de la bouée AT-SO virtuelle.
Nous étions en avance mais, avec cette petite diversion, nous avons failli être en retard pour la marée. La marée étant du genre à ne pas attendre à un rendez-vous, un petit coup de pouce moteur nous a assuré d’être à l’heure. Comme nous venions de la côte pour revenir sur la position de la bouée d’eaux saines, nous avons fini par apercevoir les marques de chenal au loin, sur notre tribord. Nous passons la première porte du chenal à 16h20. L’entrée est étroite; c’est un peu étrange de passer par cette petite porte quand on voit l’étendue d’eau immense autour. Mais il faut se rappeler qu’on ne voit pas ce qu’il y a dessous. Alors, on assure en passant tranquillement par le chenal.
Un chenal de navigation est marqué par deux bouées nommées marques latérales : une verte et une rouge. Allez, pour garder la forme, un petit exercice de projection mentale sur un bateau en mouvement dans un chenal. Le monde est divisé en deux camps Les adeptes de la verte à laisser à tribord quand on entre dans un port (majoritaires), les adeptes de la verte à laisser à tribord quand on sort du port (minoritaires). Vous avez suivi ? Ne pas se tromper de monde, ça pourrait mal se terminer. Aujourd’hui, nous évoluons dans le monde de la verte à tribord en entrant dans le port.
La voile n’est pas très bien rangée car la mer était un peu rock’n’roll au moment de l’affalage, surtout roll d’ailleurs. C’était un peu risqué de s’attarder à l’attacher. Elle cache un peu la vue. Vous avez remarqué ? Je n’ai pas utilisé cette excuse pour ne pas avoir vu l’entrée du chenal; j’aurais pu.
A cette première porte, 6m de profondeur. C’est confortable pour nos 1m10 de tirant d’eau. Avec une hauteur d’eau à pleine mer (PM) à 7,66 mètres, 6,50 à PM – 2 heures, nous pourrions presque couper tout droit dans la baie de Somme selon les sondes indiquées sur la carte marine. Seulement, il faut garder en tête que les sondes indiquées sur la carte peuvent dater un peu. La baie est extrêmement dynamique, façonnée par les courants, les marées, les tempêtes. Je ne parierai pas sur un passage tout droit pour nous, novices de la baie.
Commence alors le slalom géant. Le chenal est très bien balisé avec de magnifiques bouées rouges et vertes, fraîchement repeintes, bien visibles (de près, hé hé !). Il s’agit de ne pas rater une porte, sinon on peut finir sur un tas de sable, disqualifié. La mer est bien agitée et nous espérons un peu de calme plus loin dans le chenal.
En général, les marques de chenal vivent en couple mais nous tombons sur une verte sans rouge. A la place de la rouge, un phoque noir salue le gros phoque jaune qui cherche sa route. Nous arrivons à la cinquième porte; jusque là tout va bien. C’est toujours bon de repérer la direction où aller, un peu avant de passer une porte. J’essaye de situer la sixième porte mais je n’y arrive pas. Serait-ce à cause de la voile mal rangée ? Elle finit par apparaître lorsque nous passons la cinquième. Au passage, je perds l’équilibre à cause d’une vague. Un dicton marin dit « une main pour soi, une main pour le bateau ». La main pour le bateau était sur la barre qui n’est pas du genre immobile. La main pour soi tenait le dictaphone sinon comment auriez-vous pu avoir tous ces détails sur le chenal ? Je suis tout de même resté debout mais avec une petite embardée de Strana.
Le phoque rencontré précédemment près d’une marque verte isolée n’avait pas dévoré la bouée rouge. Les bouées isolées sont des bouées lumineuses, soit verte, soit rouge. Voici maintenant une rouge célibataire. L’eau change de couleurs et devient marron.
A la septième porte, nous avons de la visite. Un petit bateau de pêche artisanale traverse tranquillement le chenal en chalutant. Nous apprendrons plus tard qu’il pêche la crevette grise. Même chose à la huitième porte, un pêcheur traverse la piste de slalom. A la neuvième porte, virage à 90° ; ça devient un peu tortueux. Nous passons du slalom au jeu de piste. Où est la prochaine porte ? Laquelle est la prochaine ? On ne se lasse pas de répéter ces questions.
La mer s’est calmée. C’est maintenant le moment de passer en configuration port en préparant les pare-battages et les amarres. Nous approchons de la dixième porte et la profondeur relevée par le sondeur est de 3m60. Nous nous enfonçons dans la baie et les fonds remontent. Je réduis la vitesse à 5 nds. En face, on dirait une plage de gravier (en fait ce sont des galets). La fatigue de nos 20 heures de navigation se fait sentir mais cette arrivée en baie de Somme est assez excitante, en fait. L’adrénaline produite par le petit coup de grisou que nous avons eu cette après-midi avec la brise thermique musclée, nos petits exercices d’entraînement et la concentration pour naviguer dans le chenal, nous maintiennent bien éveillés.
Onzième, douzième, treizième porte, virage serré 110°, première, 5 nds, dit le copilote. C’est comme dans un rallye mais ça va moins vite. Attention, chicane suivie d’une bifurcation, prendre à droite, à fond de première. Et oui, il n’y a qu’une vitesse sur ces bateaux. Nous laissons l’accès au port du Crotoy sur notre bâbord pour suivre le chenal d’accès à Saint Valery. Pour ne pas se tromper, nous collons aux vertes sur notre tribord. Mais, attention, il faudra s’arrêter de faire ça quand nous tomberons sur les marques latérales vertes qui ne sont plus des bouées mais des poteaux surmontés d’un triangle, posés sur une digue invisible à cette heure de marée. Le port nous a prévenus que le sable a tendance à se concentrer à cet endroit, spécialement à l’extrémité de la digue. A partir de là, nous collerons aux rouges, mais pas trop tout de même, car arrivés à leur hauteur, nous en croisons une posée sur le sable. 2,4 mètres au sondeur en étant bientôt à marée haute, c’est la pêche à pieds assurée à marée basse.
Nichée au milieu de la campagne, l’entrée du port n’est pas très visible et la grand-voile mal rangée n’y est pour rien, ni la qualité de ma vision car Colette a le même problème. Il y a pas mal de vent mais pas de vague. Le courant s’est affaibli. Il varie pas mal selon l’endroit où l’on se trouve. En passant, je confonds des rochers avec des phoques. Il est temps que nous arrivions. Dernière ligne droite avant le port. La place qui nous a été attribuée est à l’entrée du port, en bout de ponton. L’arrivée se fait en douceur.
Quand j’ai préparé la navigation, je n’étais pas très rassuré sur cette aventure. Alors, nous avons pris beaucoup de précaution sur l’horaire d’arrivée, d’où l’avance que nous avions. Nous avons tenu compte de la prévision météo pour bénéficier à l’arrivée de conditions favorables : vent modéré (3 à 4 beaufort), mer belle à peu agitée, houle non significative. Nous avons vu ces conditions changer à l’entrée de la Baie de Somme avec un effet de brise thermique, sportif, mais raisonnable, et une mer qui est devenu agitée avec des vagues d’un mètre, générées par le vent, le courant et les faibles profondeurs à l’approche de la baie. Ce sont des paramètres importants pour réussir son approche. Le reste, c’est facile : il faut avoir à bord au moins un qui voit de près et l’autre qui voit de loin.