Distance parcourue : 16 MN
Le départ devait avoir lieu la veille. A mon réveil, l’atmosphère pluvieuse et le ciel lourd de nuages ont éliminé mes velléités de départ. Au réveil de Colette, un bref conciliabule a confirmé ma première impression. Nous resterons au sec au port. Nous avons mis à profit cette journée pour préparer la suite de notre voyage.
J’ai passé plusieurs heures à consulter la documentation sur la mer de Wadden et les îles de la Frise. Nous voulons naviguer entre les îles et la côte. C’est plutôt compliqué ou le terme mieux choisi serait alambiqué. Les chenaux sont étroits et peu profonds, même pour nos 1,1 mètre de tirant d’eau dérives hautes. Il faut bien caler ses heures de départ et d’arrivée en fonction des marées pour passer les seuils de sable qui parsèment les chenaux. Il faut trouver également où s’arrêter pour passer la nuit en toute tranquillité. Une fois le crayon posé, j’avais l’impression d’avoir fait un débroussaillage dans la jungle de mon cerveau mais que le chemin n’était pas encore tracé. Laissons les informations mûrir. Peut-être qu’en approchant du lieu, le chemin s’éclaircira de lui-même.
Je reprend le crayon après cette courte réflexion pour, cette-fois ci, faire un avant-projet des étapes à venir, selon nos règles de cabotage, afin d’estimer la date de fin de notre voyage pour atteindre le lieu que nous avions envisagé pour l’hivernage. Distances, temps de parcours, durée des escales, une marge pour la météo, une marge pour un retour de Colette à notre domicile pour raison administrative, et le dé à vingt faces lancé donne le 20 octobre à Stralsund (DE), à proximité de la frontière polonaise sur la Baltique. Ça nous paraît faisable. Il sera toujours temps de réactualiser ce planning en cours de route.
Avec ça, la journée d’hier a passé vite. Aujourd’hui, le ciel est toujours nuageux mais le temps est sec. C’est parti pour renouer avec un saut de calmar : 11 miles nautiques seulement à parcourir en route directe. Nous sommes en eaux intérieures sur l’Ijsselmeer, un plan d’eau protégé mais où la mer peut devenir agitée lorsqu’il y a du vent fort car ce lac est peu profond (profondeur moyenne 4 mètres). Donc la seule chose que nous vérifions avant de partir, c’est la force du vent. Notre limite est placée à 5 beaufort, soit 21 nds maximum de vent réel, mais avec une forte préférence pour l’unité du dessous, soit 4 beaufort. Et, jackpot, la boule tombe sur 3 beaufort à la roulette du vent. Il faudra juste se méfier des ondées orageuses qui vont traverser le plan d’eau.
La direction du vent nous importe peu car la distance est courte. Même au près, le trajet ne sera pas long. Nous quittons Enkhuizen vers 9h30 avec un ciel chargé de nuages. La girouette à ultra-sons en tête de notre mât nous indique que ce sera une navigation ultra-au près. En sortant, nous croisons la route d’un vieux gréement qui a quitté le grand quai du port d’Enkhuizen peu avant nous.
Si le départ était au près serré, le vent nous fait grâce de quelques degrés qui nous permettent, après un virement de bord, de faire route vers Stavoren. C’est un long bord qui nous permet de nous préparer un thé que nous prennons dehors en dissertant sur les évènements passés. Membre d’équipage à part entière, le pilote automatique est, par contre, privé de thé. D’une part, parce qu’il est en plein travail, d’autre part parce que c’est un équipier un peu capricieux depuis Oranjeplaat. De toute manière, il ne digère pas bien les liquides. C’est l’objet de notre première dissertation.
Avec quatre personnes à bord, nous avons beaucoup barré, surtout Béatrice et Dominique, qui en ont profité un maximum. Au repos, depuis Oranjeplaat, le pilote a repris un peu du service sur l’étape entre l’Oosterschelde et Scheveningen pour nous permettre de déjeuner tranquille. Mais, il nous a fait quelques misères pendant son quart. C’est étonnant car, jusqu’à l’arrivée sur Breskens en juin, il avait bien fonctionné. Il y a eu juste le problème du levier qui avait glissé quelques miles avant Breskens mais que j’ai réparé à Oranjeplaat. Un coup d’œil sur le levier en fonctionnement m’a conforté sur le fait qu’il n’y était pour rien. Nous avons alors soupçonné une opération que j’avais faite sur l’électronique lors de notre arrêt prolongé à Oranjeplaat : la mise à jour des logiciels des équipements électroniques. C’est une opération assez fastidieuse qui a peut-être eu une influence négative sur le calculateur du pilote.
Un lecture attentive de la documentation avant le départ nous dit qu’il est recommandé de faire un « autotune » après chaque modification de paramètres. C’est une espèce de séquence d’apprentissage automatique qui avait déjà donné un résultat correct lorsque nous l’avions faite en partant d’Ijmuiden ; correct mais pas parfait. En partant tout à l’heure, les conditions étaient favorables: vent léger, mer plate; alors nous avons procédé, avant de hisser les voiles, à un second « autotune ». A noter qu’au premier essai du jour réalisé à la vitesse de 5 nds, ça n’a pas marché. La seconde tentative à 3,5 nds a abouti. Affaire à suivre …
Interlude dans les dissertations, calé tribord amure, nous nous dirigeons droit sur une multitude de points noirs sur l’eau qui prennent l’air lorsque nous pointons le bout de notre étrave. Je pense qu’il s’agit de cormorans. C’est un spectacle impressionant par la quantité d’ailes qui battent à quelques centimètres de la surface de l’eau.
La prochaine dissertation nous fait passer en revue nos souvenirs de la semaine de navigation que nous avons effectuée avec Béatrice et Dominique, souvenirs qui sont immortalisés sur un enregistrement réalisé avec le dictaphone pendant cette discussion. Un instrument précieux, léger qui permet de consigner les faits, les émotions, les dates, les évènements qui croisent notre route. En le réécoutant aujourd’hui pour écrire cette article, j’ai la demi-surprise de constater que je perds la notion de date, que je perds la séquence des évènements, que certains évènements passent à la trappe. Ma mémoire me joue des tours que le dictaphone et Colette se chargent de corriger.
Ainsi, l’anecdote de l’hélicoptère qui nous a survolé n’a pas eu lieu entre Ijmuiden et Den Helder comme je l’ai raconté, mais entre Den Helder et Enkhuizen. De même, j’avais totalement oublié que j’avais pris un bain un peu contraint dans le port de Den Helder pour aller brosser la roue à aubes du loch qui avait mal supporté l’inactivité à Oranjeplaat. Par vengeance, il n’a fait que fournir des données erronées. Depuis Den Helder, après lui avoir brossé les dents, il a daigné reprendre la diffusion normale des mesures qu’il prend.
J’éteins le dictaphone. Le thé est terminé. Nous sommes encore sous le soleil pour quelques instants mais une barre de nuages noirs se présente devant. Sur bâbord, une zone moins nette dans le ciel mais bien délimitée s’échappe d’un nuage noir. Nous sommes en train d’éviter une ondée orageuse mais nous n’éviterons pas la suivante. Heureusement, l’averse est courte.
Un peu plus tard, sur bâbord, nous doublons un ensemble qu’on ne croise pas très souvent sur l’eau : un gros yacht tiré par un remorqueur et suivi d’une plateforme équipée d’une grue qui maintient l’arrière du yacht hors de l’eau. Il semblerait qu’une voie d’eau a dû se déclarer vers les moteurs. Ils avancent en marche lente.
Il est 13h10, nous sommes en vue de notre point d’arrivée. Les voiles regagnent leurs positions de repos. Elles sont relayées par le moteur pour la phase d’approche. Il y a un petit peu de trafic dans la zone car l’endroit où nous allons nous arrêter est proche d’une écluse qui permet d’accéder aux canaux de la fameuse « Staande Mast Route », la route mât dressée qui permet une navigation à travers les Pays-Bas sur des canaux avec ponts et écluses pour les voiliers sans démonter les mâts.
Notre escale du jour sera quelque chose entre port et mouillage. C’est un ponton rustique mais libre d’accès. Le ciel s’est dégagé et nous assisterons ce soir à un magnifique coucher de soleil. Il est temps d’allumer la bougie.