Le lieu où nous avons passé la nuit est entre un port et un mouillage. Nous sommes accostés à un vieux ponton mais nous ne sommes pas dans un port. Nous sommes justes à côté de celui de Stavoren. C’est un ponton libre d’accès sur lequel il est possible de passer 3×24 heures. Nous sommes arrivés hier après-midi, assez tôt, ce qui nous a presque permis de choisir notre place. Nous prévoyons de repartir demain. La proximité du port permet de profiter des sanitaires, même s’ils sont un peu loin. Mais en fin de journée, vous êtes un peu comme dans un mouillage, un sentiment de tranquillité similaire avec juste un zest de communauté nautique qui permet de faire quelques rencontres.
Ce soir, Ijsselmeer est un peu agitée. Les voiliers amarrés au ponton qui ont l’étrave face au vent dansent beaucoup sur les vagues. Une chose que nous avions déjà remarqué à bord de Strana, c’est qu’en présentant la poupe aux vagues, nous subissons moins le tangage dû aux vagues. C’est notre position ce soir et cela se vérifie une nouvelle fois. C’est un peu bruyant à l’intérieur dans la salle de bains et les toilettes car les vagues se cassent sous la jupe mais par contre, le tangage est faible, presque imperceptible. Portes fermées, le bruit n’est pas dérangeant.
S’il y a des vagues, c’est qu’il y a du vent et, en cette fin d’après-midi, ça souffle un peu plus que lors de notre arrivée la veille mais ça reste maniable. Un vieux bateau de pêche à la voile approche du ponton. Il ne reste plus qu’une place dans un endroit pas très accessible, entre le ponton qui fait un L et la rive. Ce bateau de travail est massif et j’ai l’intuition qu’une paire de bras pour l’amarrage sera bien venue. Et mon intuition était bonne, l’amarrage a été sportif mais l’équipage connaît bien son bateau. Un petit salut puis je les laisse terminer d’assurer le bateau pour la nuit.
Nous vaquons à nos occupations à l’intérieur quand je vois une paire de jambes sur le ponton avec, dessus, une paire d’yeux qui observent Strana. Voilà l’occasion d’une rencontre. Je sors pour entamer la conversation. C’est le propriétaire du vieux gréement qui voit un petit cousinage entre notre voilier à dérives latérales et son embarcation qui a également des dérives latérale. Enfin, plutôt qu’un cousinage, c’est l’aïeule qui vient saluer son arrière-arrière-petite-fille. L’homme, lui, n’est pas si vieux mais il n’est plus tout jeune. C’est un néerlandais qui a visité la France il y a longtemps et qui savait aligner quelques mots. D’ailleurs, il me donne la traduction française de son prénom pour se présenter: François. C’est un peu plus dur pour lui maintenant de faire résonner la langue de Molière mais il a tellement envie de parler français que je fais l’effort de le comprendre. Quand ça coince, celle de Shakespeare nous sauve. Il nous invite à venir visiter son bateau. Une occasion unique sur laquelle nous sautons sans hésiter.
Et nous voici embarqué à bord d’un bateau traditionnel hollandais. On s’attend à voir surgir des hommes burinés parle le soleil et le sel, engoncés dans des vareuses de coton, avec des pulls en laine parfumés aux effluves de poisson. Mais ce ne sont que le grand-père avec ses deux petit-fils adolescents et un ami à lui qui sont à bord. Ils sont en croisière estivale comme chaque année, à bord de ce bijou de famille. Ils arrivent des îles de la Frise qui se situe une trentaine de miles nautiques au nord.
Pendant quelques instants, je me mets dans la peau d’un pêcheur. Le patron François m’ordonne de manœuvrer la dérive en me montrant la commande. Aye, Aye, Sir. Plutôt physique, la traction, mais je passe le test avec succès. François nous gratifie d’une anecdote sur son premier propriétaire, un pêcheur aurait été capable de manœuvrer les deux dérives en même temps, une dans chaque main. Ça me laisse songeur sur le diamètre de ses bras. Je passe ensuite au poste de barreur pour manipuler la barre qui est également assez lourde. Des cordages permettent de l’assurer en navigation pour soulager les mains calleuses des barreurs. Debout au poste de barre, la visibilité sur l’avant est nulle et je repense à sa manœuvre dans le petit espace qui restait pour accoster au ponton qu’il ne voyait certainement pas. Chapeau !
François nous offre un verre de vin. J’ai l’impression que ce n’est pas la première bouteille qui a été ouverte aujourd’hui. Mais ça le rend bavard et il nous conte l’histoire de son bateau. Il a été construit en 1900, sans moteur jusqu’en 1926 puis motorisé. IL était en activité de pêche jusqu’en 1958. Son père l’a acheté en 1959 et, depuis 63 ans, le canot fait partie de la famille. La coque est en acier et le pont en bois. Il n’y a pas de haubans (câbles d’acier pour la tenue du mât), juste un étai pour le foc ; les cordages utilisés pour hisser les voiles servent de haubans. Le mât ressemble à un tronc d’arbre d’un beau diamètre qu’on aurait simplement écorcé.
Ses voiles sont également traditionnelles. Elles sont en lin traité avec une décoction qui les teinte en rouge brun. Ce produit est issu de l’écorce d’arbre. Anciennement, c’était du chêne qui renferme beaucoup de tanin; passée à la meule, l’écorce devient une poudre appelée tan d’où vient le nom de tannerie. Aujourd’hui, c’est à partir de l’écorce d’acacia qu’il est fabriqué sous forme de poudre; il est appelé cachou. Ces poudres ont des propriétés astringentes. Là, on ne parle pas d’odeur ou de goût âpre mais de la faculté de resserrer les tissus vivants. Le tissu (la voile) ou la peau (le cuir) traité avec cette poudre devient imputrescible, supporte les alternatives de sècheresse et d’humidité sans absorber l’eau.
Nous entrons maintenant dans l’espace de vie, à la proue. C’est une des raisons qui fait que l’avant est si haut. Mais pas assez haut toutefois, pour entrer debout. Vous entrez plié en deux et vous vous déplacez plié en deux. Tout est d’origine : le vieux fourneau à charbon, la réserve à charbon à côté avec ses boulets et la pelle, plantée dedans, pour les transférer dans le fourneau. Pour l’éclairage, une simple lampe à pétrole. Dans cette espace se concentre la cambuse, trois couchettes et les équipets pour l’équipage.
Assis sur les couchettes, nous continuons la discussion. Son ami, dont j’ai oublié le prénom, avait également un vieux gréement qu’il a vendu il y a quelques semaines. Je pensais que ces bateaux à fond plat avaient un lest mais celui de François n’en a pas. Il nous montre une ancienne photo de son photo lorsqu’il était en activité, toutes voiles dehors. De droite à gauche : le foc sur bout-dehors, un foc intérieur, le foc de pêcheur, la grand-voile et une trinquette d’artimon avec une voile d’eau dessous. Ces deux dernières voiles ont l’air très spécifiques aux bateaux de pêche hollandais. Je n’ai trouvé aucune trace de ces voiles dans les vieux gréements de nos régions.
Je comprends pourquoi François conserve cette photo, c’est une configuration étonnante. Je me demande comment ce vieux gréement ne se retourne pas. Probablement grâce à son mât court, la surface vélique de la grand-voile étant assurée par une bôme très longue. Plus certainement, parce que le vent est faible d’où la garde-robe complète de sortie. Quatre membres d’équipage semblent être le minimum requis pour maîtriser cette embarcation à l’ancienne.
Si vous naviguez ou visitez les Pays-Bas, vous serez étonnés de la quantité de ces vieux bateaux naviguant sur les eaux néerlandaises. Ils sont amoureux de leur patrimoine maritime et certains quais ressemblent à des musées vivants.
Ce soir, nous étions au musée du ponton libre de Stavoren.